Saisir, texte d’Henri Michaux, mise en scène de Sarah Oppenheim

© Alain Richard

© Alain Richard

C’est le troisième spectacle de la metteure en scène Sarah Oppenheim, coproduit et présenté par la MC93, hors les murs cette année pour raison de travaux, après Le Paysan de Paris d’Aragon en 2013 et La Voix dans le débarras d’après le récit de Raymond Federman, en 2014.

Saisir, d’Henri Michaux, publié en 1979, n’est pas des plus simple à porter à la scène, le langage y est abstrait, poétique, impressionniste, comme des traits jetés sur une page. Pendant une cinquantaine d’années à partir de 1922, le poète a créé un langage spécifique composé de mots et de signes. Son message est codé. Ses poésies, comme L’Espace du dedans, Lointain intérieur ou La vie dans les plis ; ses récits d’initiation, comme Misérable miracle ou Connaissance par les gouffres ; les traces de ses voyages avec Ecuador publié dès 1929 et Un Barbare en Asie, quatre ans plus tard ; et enfin Par des traits, dernier ouvrage publié de son vivant en 1984, sont la synthèse de sa démarche graphique et de sa quête littéraire, atypiques. Michaux conjugue la pratique du dessin et celle de l’écriture, se situe aux frontières et teste les limites – par les drogues et l’approche de la psychiatrie – s’intéresse à la calligraphie et pratique le crayon, l’encre, la gouache, l’aquarelle et la gravure. C’est de cet univers dont se saisit Sarah Oppenheim, qui le traduit magistralement.

L’acteur-récitant, Yann Colette, debout dans un halo de lumière côté cour, porte le texte légèrement amplifié par un micro. « Homme mystère homme et la rage… » Enumérations. Côté jardin, Benjamin Havas façonne au violoncelle des lignes courbes et mélodiques, qui interpénètrent les mots. On s’habitue au noir quand une forme féminine à peine perceptible se révèle et s’imprime, sortant des limbes. Elle entre progressivement dans le dessin, point rouge interrogeant l’œuvre d’art jusqu’à devenir elle-même l’oeuvre, et prend possession de l’espace. Fany Mary se glisse dans ce jeu du dedans dehors, manipulant une corde blanche tombée du ciel, qui contraste avec la boîte noire de l’espace scénique (création lumières de Benjamin Crouigneau) et décline son alphabet. A certains moments, le texte se suspend. « Qu’est-ce que je fais ici ? J’appelle. Je ne sais qui j’appelle. Quelqu’un d’un autre monde… » Une ligne brisée s’écrit en bleu sur le tulle noir séparant le plateau de la salle, sorte de réplique de la corde posée au sol. Le dessin envahit l’écran, sur un travail graphique de Louise Dumas, très réussi. « Est-ce moi tous ces visages ? » Puis comme un retour en petite enfance, l’actrice personnage fait bruisser des poches plastique, avant de s’auto-mutiler de pansements qu’elle colle avec obsession sur son visage. « Je n’ai rien à faire, je n’ai qu’à défaire. J’aime défaire… »  Elle froisse ensuite le tulle de l’avant-scène qui tombe et dévoile un plateau recouvert d’une fine surface d’eau à peine visible, avec laquelle elle va jouer (scénographie et costumes d’Aurélie Thomas). « Enfant, mon regard traversait les gens sans s’arrêter… » S’affiche alors un visage meurtri qui nous dévore, bouche déformée comme une toile de Bacon, visage rayé comme une prison.

Une autre ligne blanche traverse le plateau le coupant en deux de cour à jardin : l’actrice se glisse dans ce fragile lien, comme dans une camisole de folie et se suspend dans la diagonale, en une crucifixion. « Echapper à ses semblables, désobéir à la forme, comme si, enfant, je me l’étais juré ». Reflets d’eaux, illusions, enroulements sur elle-même, elle est le maître de cérémonie servant l’univers des mots et des traits de Michaux. Et sur l’écran noir en fond de scène, une première balafre blanche, jetée comme un i sans point qui se transforme en v, en y, puis en x, enfin en signe. Métamorphoses du trait en homme, soleil, mante religieuse, fantôme, et, jusqu’au cauchemar, en une pluie d’images où hannetons et pieuvres se répandent.

Dans le tableau final, sur huit panneaux de métal suspendus, signes et traits apparaissent et se reflètent dans l’eau. L’actrice matériau se fond dans un dessin prolongeant ses gestes comme des ressassements, création d’un monde déréglé et bruyant, ponctué par la basse continue du violoncelle, telle un bourdon. On est dans le processus créatif, dans le débordement et la folie créatrice. « Un jour, bientôt peut-être, j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers ». Au centre du plateau glisse un minuscule bateau de papier rouge qui, telle une luciole devient point lumineux ou feu de détresse. Il s’échoue dans un cercle de lumière, bientôt enseveli sous une pluie de sable blanc tombant des cintres. La ligne virtuelle entre le récitant et le contrebassiste s’efface.

Spectacle installation, le croisement des langages artistiques est ici très réussi et Sarah Oppenheim en est maître le maître d’œuvre : « Nous cherchons dans nos spectacles à suivre non pas le résultat du texte en tant que produit fini, mais son mouvement d’écriture, révélant son sens au fur et à mesure de ses avancées et ratures, traces et effacements ». Michaux s’inscrit magnifiquement dans cette expérimentation.

 Brigitte Rémer

 Spectacle coréalisé et présenté du 16 au 22 févier 2015, au Colombier de Bagnolet, coproduit par Le Bal Rebondissant et la MC 93, théâtre de tous les ailleurs, dans le cadre de la programmation hors les murs de la MC93 maison de la culture de la Seine-Saint-Denis.

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